Certains symptômes psychiques semblent défier toute explication. Rien, dans la vie du patient, ne vient justifier ces angoisses persistantes, ces phobies surgies de nulle part, ces douleurs qui résistent à la logique. Et pourtant, l’origine est parfois ailleurs, tapie dans l’ombre d’une histoire familiale silencieuse.
La recherche s’accorde de plus en plus à reconnaître que le passé d’une famille laisse une empreinte durable. Ce qui a frappé les aïeux peut ressurgir, intact ou transformé, chez leurs descendants. Médecins et psychologues repensent ainsi leurs outils pour mieux détecter ces transmissions invisibles et accompagner ceux qui les portent.
Le trauma transgénérationnel, une réalité souvent méconnue
Le trauma transgénérationnel demeure un mystère pour beaucoup de familles. Il désigne des séquelles post-traumatiques héritées d’événements vécus par les générations précédentes, mais jamais affrontés personnellement. Contrairement au traumatisme familial qui touche simultanément une fratrie, ici l’ombre portée du passé s’abat, parfois subtilement, sur les descendants. Les symptômes persistent, indéchiffrables à la lumière de l’histoire individuelle.
Ce phénomène s’installe discrètement. Les grands-parents transmettent, souvent sans intention, un bagage émotionnel aux parents, qui à leur tour le lèguent aux enfants. Il suffit parfois d’un décès brutal, d’un déracinement, d’une guerre ou de secrets familiaux pour qu’une marque indélébile s’infiltre dans le psychisme des plus jeunes. L’individuel se mêle au collectif, la petite histoire à la grande.
Certains chercheurs ont ouvert la voie pour analyser cette transmission. Anne Ancelin Schützenberger a offert un cadre à la psychogénéalogie avec « Aïe, mes aïeux ! », invitant à lire les symptômes à travers le prisme de la famille. Le psychanalyste Bruno Clavier approfondit cette piste avec « Ces enfants qui veulent guérir leurs parents ». Sur le terrain scientifique, Rachel Yehuda et Isabelle Mansuy examinent les mécanismes épigénétiques, tandis que Vivian M. Rakoff a détaillé les répercussions psychiques chez les enfants de survivants de l’Holocauste.
Pour mieux saisir les contours de ce phénomène, voici quelques points clés :
- Traumatismes transgénérationnels : séquelles reçues sans expérience directe du drame initial
- Transmission : s’opère par l’émotion, les secrets ou la mémoire partagée
- Figures clés : Anne Ancelin Schützenberger, Bruno Clavier, Rachel Yehuda
Quels mécanismes expliquent la transmission des traumatismes à travers les générations ?
La transmission transgénérationnelle ne relève ni de la légende ni de la simple imitation. Plusieurs mécanismes agissent, aujourd’hui mieux compris. Les silences de la famille, les secrets, les zones inexplorées de la mémoire, comme l’inceste, l’exil, ou des drames non racontés, créent des vides. L’enfant s’y engouffre, parfois à son insu, développant des troubles qui semblent déconnectés du présent.
La recherche en épigénétique dessine une autre voie. Des scientifiques comme Rachel Yehuda, Isabelle Mansuy ou Moshe Szyf l’ont démontré : le stress, la violence ou la famine vécus par un parent façonnent l’expression de certains gènes. Ces « marques » se transmettent aux enfants, modifiant leur biologie, sans modifier leur ADN. Ce que le corps n’a pas exprimé verbalement, il le transmet par d’autres moyens, jusque dans la chair.
Les psychanalystes s’intéressent aussi à la circulation inconsciente de la souffrance. Françoise Dolto résumait : « Ce qui tue à la première génération, la deuxième le porte dans son corps. » Les défauts d’attachement, les gestes ou silences, le langage non verbal, les regards, tout devient vecteur potentiel. Parfois, un interdit jamais formulé, une peur transmise par une attitude, suffisent à inscrire le malaise dans la lignée.
Pour illustrer la diversité de ces mécanismes, on peut retenir :
- Épigénétique : transmission biologique de l’empreinte du traumatisme
- Secrets de famille : impact psychique des tabous et des silences
- Défauts d’attachement : transmission par la relation et le ressenti
Reconnaître les signes : quand l’histoire familiale pèse sur le présent
Les traumatismes transgénérationnels s’expriment souvent là où on ne les attend pas. Symptômes qui traversent les générations, troubles qui survivent à l’absence de toute explication rationnelle, ils prennent mille visages : phobies inexplicables, anxiété chronique, insomnies, dépressions résistantes ou maladies somatiques chez enfants et petits-enfants. Autant d’alertes que l’histoire familiale continue son œuvre.
Le cœur du phénomène : une souffrance sans cause identifiable dans le parcours personnel. L’enfant ou l’adulte porte parfois le poids d’un secret, d’une honte transmise, d’un sentiment de culpabilité qui ne lui appartient pas. On observe alors des répétitions : conflits persistants, difficultés à l’école, obstacles professionnels. Les travaux de Vivian M. Rakoff sur la descendance des rescapés de la Shoah, ou de Michael Hase, attestent de cette transmission, même lorsque le passé n’a pas été raconté explicitement.
Voici les manifestations les plus fréquentes du trauma transgénérationnel :
- Phobies et anxiété impossibles à relier à un événement précis
- Dépression durable ou troubles du comportement
- Pathologies chroniques ou douleurs sans diagnostic médical évident
- Répétition de schémas de conflits ou d’échecs au fil des générations
Des outils comme l’arbre généalogique, le génogramme ou la psychogénéalogie, méthodes popularisées par Anne Ancelin Schützenberger, aident à cartographier ces transmissions cachées. Interroger le passé familial, briser les silences, devient alors une démarche de lucidité. Lorsque l’enfant, ou même l’adulte, manifeste un symptôme, il arrive que ce soit la mémoire familiale blessée qui appelle à être reconnue.
Des solutions thérapeutiques pour se libérer de l’héritage invisible
Prendre en charge le trauma transgénérationnel, c’est aller au-delà du simple constat des symptômes. Cela suppose de revisiter le passé familial, d’interroger la mémoire partagée, de repenser la place de chacun dans la lignée. Plusieurs approches thérapeutiques ouvrent des perspectives pour dénouer ces transmissions silencieuses.
L’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing) figure parmi les méthodes validées pour traiter les séquelles de traumatismes hérités. Hélène Dellucci, psychologue et facilitatrice EMDR Europe, s’est spécialisée dans l’accompagnement de ces blessures, mobilisant la capacité du cerveau à reconfigurer l’expérience douloureuse. Les familles marquées par l’exil, la violence ou les deuils précoces peuvent y trouver un soulagement durable.
Les constellations familiales s’intéressent aux dynamiques cachées au sein du système familial. Cette méthode permet de révéler des loyautés invisibles, des non-dits, des exclusions, et de réintégrer symboliquement les membres oubliés pour pacifier les liens. Parallèlement, la psychogénéalogie, développée par Anne Ancelin Schützenberger, utilise le génogramme pour repérer l’existence de répétitions, de dates marquantes, de secrets ou de traumatismes majeurs.
Libérer la parole, revisiter les histoires occultées, partager les récits familiaux : cette dynamique occupe une place centrale dans la réparation. Des approches comme la thérapie narrative ou la psychanalyse transgénérationnelle aident à se réapproprier son histoire, à transformer ce qui pesait en ressource. Les familles peuvent ainsi découvrir que la transmission ne se limite pas à la douleur : elle peut aussi porter la force et la capacité de résilience héritée du passé.
Parfois, c’est le simple fait de briser le silence qui ouvre la voie à la réparation. D’un secret révélé à un récit retrouvé, la trajectoire familiale peut changer de cap, et, avec elle, l’équilibre de ceux qui la poursuivent.


